L'éducation anglaise de Claire Grenadine
Dans un précédent article, je vous ai présenté mon chat Bigoudi. A la réflexion cependant, je m’aperçois que j’ai omis de vous signaler un point important. Crucial même. Bigoudi sait aussi écrire. Difficile à croire, me direz-vous. Peut-être, mais les preuves sont là. Accablantes. Jugez plutôt. Vous découvrirez, ci-dessous, un extrait de son carnet de voyage et les commentaires enthousiastes qu’il a rapportés de son séjour récent d’une semaine à Rome en ma compagnie.
« Autant vous le dire tout de suite, entre nous deux, ça a failli mal commencer. J’étais tranquillement couché aux pieds de ma maîtresse, sous la treille d’une trattoria sympathique du Trastevere, quand elle m’a littéralement sauté dessus, il n’y a pas d’autre mot, pour s’emparer de ma part de pizza aux quatre fromages et des quelques anchois qui étaient posés dessus. Je n’étais pas d’accord. J’étais même franchement irrité. Et je n’ai pas hésité à le lui dire. J’adore la pizza aux quatre fromages. Et surtout les anchois. Nous nous sommes donc battus. Normal entre chats. Mais j’ai senti qu’elle ne céderait pas et qu’il allait y avoir du grabuge. Le serveur devait être du même avis car il était à deux doigts d’intervenir et de nous chasser à grands coups de serviette.
Au paroxysme de la tension, ma maîtresse a refermé son livre d’un air las, s’est penchée sous la table et m’a demandé « qu’est-ce que c’était tout ce bazar ». J’ai fait signe à ma partenaire de revenir rapidement à de meilleures dispositions et j’ai poussé un miaulement de satisfaction, comme si je tombais de la lune, que j’ignorais totalement ce à quoi elle faisait référence et que, de mon côté, tout se passait le mieux du monde.
Toutefois, autant pour éviter une reprise des combats que pour manifester ma bonne volonté, il m’est apparu qu’un geste de ma part pourrait être bien accueilli. Comme la pizza était au centre du litige, un partage moitié-moitié des anchois restants pouvait constituer un honnête compromis. S’il existait un ministère félin des affaires étrangères, je crois que j’aurais ma place au sein des services diplomatiques. Ma partenaire a accepté avec effusion, dévoilant à cette occasion des yeux admirables dont je n’avais pas eu le temps de prendre la vraie mesure quelques minutes plus tôt dans l’ardeur de nos étreintes.
Poussant alors mon avantage, puisque l’armistice, à défaut d’une paix durable, était scellé, je me suis enhardi à ouvrir la conversation en italien. Le choix de cette langue me semblait s’imposer. J’avais affaire à une étrangère et j’étais à Rome. Il relevait un peu de la provocation - mon niveau est très faible - et beaucoup du plaisir.
- Buongiorno signorina, mi chiamo Bigoudi, sono molto lieto di fare sua conoscenza !
Peut-être un peu formelle et désuète comme entrée en matière mais c’était là une des rares expressions que j’avais pu réviser au calme dans mon panier avant d’affronter le brouhaha de l’aéroport de Fiumicino.
J’ignore ce qui l’a séduite, si c’était mon nom - Bigoudi - ou bien mon accent, mais elle a failli s’étrangler de rire. Rétrospectivement, je crois que je n’aurais jamais pu me remettre d’avoir précipité son décès à cause de mes anchois. Quoi qu’il en soit, la glace était rompue et le dialogue s’est engagé. Le coup de foudre. Je n’avais jamais encore rencontré une chatte aussi jolie. Elle s’appelait Ornella, elle était romaine depuis de très nombreuses générations et vivait dans le cadre admirable de la villa Médicis. Cinq hectares de jardin pour elle toute seule jouxtant le parc encore plus vaste de la villa Borghèse. Avec une vue magnifique sur les dômes de la ville éternelle, l’ombre reposante de vieux pins parasols et la compagnie affectueuse de statues antiques. J’étais tombé sous le charme. Le charme de ses yeux. Le charme de sa voix. Une mélodie chantante et fraîche, ruisselante de cascades cristallines.
J’avais devant moi la romaine telle que j’avais pu me l’imaginer en rêve au cours de mes nombreuses séances de méditation au coin du feu. Une romaine expressive, volubile, passionnée, résolue, intelligente, sensuelle, cultivée, piquante, drôle… Et comme toutes les romaines dès que la température se met à fléchir d’à peine quelques degrés, elle portait un opulent manteau de fourrure, ce qui m’a paru tout à fait de saison pour une chatte.
Elle pouvait parler de tout et de rien. Du parfum qu’elle portait, par exemple, une fragrance « romantica, dolce, seducente e sofisticata. Un’icona di bellezza che si riconosce un po’ bambina nel gioco della seduzione e un po’ donna nell’espressione della propria femminilità.” De temps en temps, pour souligner un point qu’elle jugeait important, ses prunelles s’étrécissaient comme des croissants d’or.
J’étais suspendu à ses lèvres. Parfois aussi, la conversation s’interrompait brutalement. Les trompettes d’Aïda retentissaient. Je la voyais alors farfouiller fébrilement dans son énorme sac, ressortir tout un attirail de maquillage, un gros filofax bourré de post-it en désordre, puis deux ou trois portables, commencer par ouvrir le mauvais avant de se rabattre enfin sur le bon, laisser échapper un tonitruant “Ciao, Andrea, come sta ?”, rire à gorge déployée et terminer par un “arrivedechi” sonore. Cette sorte d’exubérance baroque me fascinait.
Revenant à notre conversation, elle se déclarait prête à me faire découvrir les richesses innombrables de sa ville. Avec son forum, sa via sacra, son arc de Septime Sévère et ses temples. Avec ses jardins Farnèse et sa succession de terrasses s’étageant sur le flanc du Palatin. Avec ses places et ses fontaines, ses ruelles étroites et ses églises.
La tête me tournait. J’étais Gregory Peck aux commandes de ma vespa tourbillonnant autour du Colisée avec Audrey Hepburn pour passagère. J’étais Marcello Mastroianni serrant dans mes bras Anita Eckberg au milieu de la fontaine de Trevi. J’étais le même Marcello Mastroianni embrassant Sophia Loren dans « Une journée particulière » d’Ettore Scola.
Au passage, elle me décrivait ses rues préférées. Celles des quartiers chics et des vitrines luxueuses, concentrées entre la via del Corso et la piazza di Spagna, où un chat français galant comme moi ne pourrait pas refuser de l’accompagner dans les boutiques des plus grandes griffes de la haute couture italienne. « Les plus grandes griffes, pour une chatte, c’est amusant, vous ne trouvez pas ? » et elle se remettait à pouffer de rire comme une enfant. Je la suivais émerveillé. Et puis nous nous arrêterions aussi au début de la via dei Condotti pour admirer les bijoux de l’orfèvre Bulgari.
Le soir venu, fatigués d’avoir déambulé tout l’après-midi, pattes dessus, pattes dessous, nous nous sommes retrouvés en haut de la via Sistina, au bar de l’InterContinental, réputé pour ses cocktails.
- Cosa desidera bere ?
Sans hésiter une seule seconde, Ornella a commandé un « screw driver », parce qu’elle « adorait la vodka et l’orange mais surtout la vodka. ». De mon côté, j’ai choisi un « Paradise », à vrai dire plus pour l’état d’esprit dans lequel je me trouvais et pour le nom que pour le gin.
Ensuite, comme on pouvait s’y attendre, elle a voulu m’emmener chez elle, juste à côté, pour partager son dîner et admirer la vue depuis la terrasse. Non, je n’avais pas à avoir peur, Alphonse, le compagnon - à poil - de Frédéric Mitterrand, n’était plus dans les parages et était reparti pour Paris avec son maître. La voie était donc libre. J’ai accepté et je dois à la vérité de reconnaître que je ne le regrette pas.
Mais auparavant, j’ai demandé à Ornella la faveur de descendre le monumental escalier de l’église Trinità dei Monti. Trop classe, les 137 marches de la scalinata ! Une expérience inoubliable. Mais un exercice difficile même pour un chat habitué au catwalk. Alors j’ai pris ma respiration, et j’ai procédé, doucement, régulièrement, la queue dressée - c’est mieux la queue dressée, non ? - en regardant bien droit, comme dans un défilé de mode de Gucci ou de Versace.
Ornella m’attendait en bas, au niveau de la Barcaccia.
Arrivé à sa hauteur, je lui ai demandé :
- l’ai-je bien descendu ?
Elle est partie d’un grand rire. Je l’ai prise dans mes bras et nous nous sommes embrassés.”