L'éducation anglaise de Claire Grenadine
Il faut que j’écrive tout de suite. Quitte à ce que cela déborde. Saisir l’instant. L’émotion. La douleur. Le plaisir. Ne pas laisser refroidir. Trop longtemps après, la spontanéité disparaît. Le propos devient neutre. Objectif. Froid. Raisonnable. C’est triste d’être toujours raisonnable. Une enfance heureuse. Une famille unie. Un bon collège. Des études sérieuses. Des professeurs émérites. Une culture classique. Des résultats honorables. Une carrière assurée. Un emploi stable. Une vie équilibrée...
Et puis un jour, au moment où l’on ne s’y attend pas, un grain de sable s’introduit dans l’engrenage. Tout bascule. Ce jour-là, nous sommes au Musée du Jeu de Paume à l’occasion d’une exposition consacrée aux œuvres de la photographe américaine Cindy Sherman. Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable. Le déclic métallique d’un portillon qui pivote sur lui-même. Derrière, une main qui se tend. Celle de Cindy. D’une autre Cindy. Maîtresse Cindy. Faites-moi un baisemain. A défaut de pouvoir vous prosterner pour me baiser les pieds. Oui, maintenant, dépêchez-vous, vous voyez bien, derrière, il y a du monde qui attend.
Le jeu commence. La vraie vie. Celle où je serai enfin moi-même. J’ai de la chance. Non, je ne rêve pas. Elle est là devant moi. Elle est jolie. Telle que je l’imaginais. Élégante dans un ensemble noir. Pantalon court. Veste assortie, croisée sur un top blanc à trous. Qui laisse plus que deviner le galbe de ses seins. Elle ne porte pas de soutien-gorge. Sa poitrine est libre. Sandales argent à talons. Qui a dit que les hommes ne faisaient pas attention à la tenue des femmes ? Et puis ce nuage parfumé qui l’enveloppe. Un sillage qui m’enivre. Je pourrais la suivre les yeux fermés. J’ai l’impression que tout le monde nous observe. Que les gardiens, plus attentifs aux physionomies, ont les yeux braqués sur ce couple curieux. Lui en costume sombre, sa serviette en cuir à la main, et elle, qui ouvre la marche, le regard aimanté par les visages qui nous fixent.
En bon élève, je la suis docilement. Elle m’a demandé de me rendre à l’exposition habillé d’une petite culotte légère sous mon pantalon (« vos sous-vêtements d’été »). J’ai opté pour un modèle très échancré. Rose fluo. Elle me fait descendre aux toilettes pour que je glisse à l’intérieur la petite surprise qu’elle a préparée à mon intention. Une garniture d’orties. Trouble passager. Léger moment de panique. Je n’en demandais pas tant ! Je m’attendais bien à quelque chose. Mais pas à ça. Et pourquoi pas à ça au contraire ? Libre du choix, je la place par-devant. J’aime les sensations fortes. Elle ne pensait pas que je pouvais être aussi maso. Prévoyante, le paquetage comprend aussi un brin de ficelle. Pas n’importe laquelle. Une petite ficelle campagnarde. Celle avec laquelle on lie les pattes des poulets. Ébouriffée, poilue, irritante. Celle avec laquelle je vais pouvoir amplifier mon plaisir en me ligaturant les testicules et le sexe. Après les avoir serrés ni trop ni trop peu. Juste ce qu’il faut. Pour que la douleur soit délicieusement supportable. Qu’elle se rappelle à moi en permanence. Qu’elle me tienne en éveil. Qu’elle ne se laisse pas endormir.
Nous arpentons les salles. Arrêt devant les œuvres. Interpellés par ces visages fixes qui semblent nous juger. Par ce show exhibitionniste qui revêt les formes les plus diverses. Fashion. Fairy Tales. Old Masters. Sex pictures. Broken Dolls. Clowns. Masks. Commment une femme aussi réservée peut-elle devenir complètement allumée sur ses photos ? Depuis trente ans, Cindy Sherman s’est choisie comme modèle unique pour incarner toutes sortes de rôles. Elle est tour à tour attirante ou répugnante, discrète ou impudique, gamine ou vieillissante. Au gré d’un jeu constamment entretenu par la photographe entre l’artiste et son sujet. Où le changement d’identité est porté à la dimension d’une réappropriation critique des apparences sexuelles et sociales. S’offrant comme miroir et modèle à ses contemporains, elle excelle dans la déclinaison des définitions de l’apparence et du genre dictées par les médias contemporains. Dans la mise en lumière de la fragilité du moi face aux mécanismes de l’identification et de la reconnaissance sociale.
Les visiteurs sont loi n d’imaginer le fond de nos pensées ni la nature du jeu auquel nous nous livrons. J’écoute les commentaires de Cindy. Mon esprit est tendu. Le reste aussi. Nos regards se croisent. Esquissent un sourire. Se comprennent en silence. J’adore plonger mes yeux dans les siens. Pourquoi lui ai-je écrit qu’ils étaient bleus ? Je l’observe comme j’observe l’autre Cindy. Celle qui sait se transformer en petite fille, en clown, en star d’Hollywood. A sa façon, elle incarne, elle aussi, les identités les plus diverses. Au gré de ses fantaisies. Mais aussi en fonction de mes fantasmes. Elle n’est pas la seule. Je suis dans la même situation. Nous jouons tous des personnages. Carcan de la reconnaissance sociale, l’image que je renvoie n’est pas celle que je voudrais donner.
A ses côtés, je suis pourtant une jeune collégienne attachée aux pas de sa dir ectrice. Quand la visite sera finie - c’était la sortie de fin d’année - nous retournerons une dernière fois en classe. Si je suis bien sage - mais ai-je vraiment envie de l’être -, j’aurai droit à un goûter. Une mousseline de fruits accompagnée de tranches de banane coupées en rondelles et de petits gâteaux. La bibliothèque rose. Pensez-vous l’avoir suffisamment mérité, Claire ? Tandis que nous refaisons une dernière fois le tour des salles en sens inverse, je tente une réponse positive. Bienveillante. Après tout, je verrai bien. C’est elle qui décidera. Ce qu’il y a d’excitant, ce n’est pas de savoir comment tout cela va s’achever, c’est d’ignorer le chemin qui va nous conduire jusqu’au bout.
La visite est terminée. Nous sortons. Enthousiastes. Il pleut. Les tilleuls de la terrasse des Feuillants nous protègent en partie. Le « timing » est parfait. J’avais commandé exprès un peu de mauvais temps afin de pouvoir sortir mon parapluie et la tenir abritée contre moi. Histoire de me rapprocher d’elle. De respirer son parfum. De voir ses yeux pétiller quand elle sourit. Je dois être un peu amoureux d’elle. La rue de Rivoli déborde de voitures et de passants. Fascinés par les pacotilles disposées sous les galeries. Elle m’arrête soudainement devant une boutique et me glisse deux pinces à seins dans la main. Vous allez les mettre là maintenant, derrière ce présentoir de cartes postales. J’hésite. Elle me fait faire des choses insensées. Pour la première fois de ma vie. Je déboutonne le haut de ma chemise et j’applique les pinces sur mes tétons tandis qu’elle fait semblant de choisir. La Tour Eiffel. Le Moulin rouge. Ne pas se précipiter vers le plaisir. Le sentir progresser. Le ranimer à intervalles réguliers. Le laisser encore inassouvi. Nous avons encore du temps devant nous.
Arrêt venue de l’Opéra. Nous montons dans le 81. Il y a de la place vers le fond. Deux sièges disponibles et qui se font face. Nous nous asseyons. Dites-moi, Claire, ce goûter, vous pensez vraiment que vous l’avez mérité ? Je baisse les yeux et me mets à rougir. Vous ne croyez pas plutôt que vos petites fesses mériteraient le martinet ? A côté d’elle, le passager relève le nez de son journal et nous observe, surpris. La conversation semble prendre un tour intéressant. Je suis rouge de confusion. J’aurais envie de crier : oh oui, Madame, s’il vous plaît, le martinet ! E lle me traite de petite vicieuse et de garce. La plus garce de toutes celles qu’elle connaît. Peut-être qu’elle tient le même discours aux autres aussi. C’est difficile à expliquer mais j’ai l’impression qu’elle le pense vraiment. Après tout, pourquoi pas ? Je n’en ai même pas honte. Cela fait tellement du bien d’être vicieuse et garce.
Comme Cindy, la photographe, elle me révèle à moi-même. Je suis un autre personnage à travers l’objectif. Car pas plus que Doreen, la petite secrétaire dévouée d’« Office Killer » qui tue un à un ses collègues de bureau, je ne suis entièrement conforme à l’original. C’est ma part de liberté. Mon jardin secret. Mon petit nuage.
Alors s’il vous plaît, ne cherchez pas à me retenir. J’étouffe. L’espace m’attire.
J’ai besoin de voler.